L’avortement – Analyse morale

Travail de théologie morale – Par Jean Beauchemin, 18/04/2010

Le cas d’une mère de 3 enfants, enceinte d’un 4ième. Son médecin lui annonce que sa grossesse présente des risques importants pour sa santé : une tumeur décelée à la première échographie devrait être opérée rapidement pour sauver sa vie. Mais l’opération suppose la mort du fœtus. Néanmoins, le fœtus ne présente aucune anomalie et peut être porté à terme; en sachant qu’il sera alors trop tard pour opérer la maman. L’équipe médicale lui propose fermement l’avortement.

Dans l’approche chrétienne de ce type de problématique, on ne peut se substituer à la personne qui doit faire ce choix. Il faut donc, avant d’intervenir auprès d’une personne qui doit faire ce choix, se questionner soi- même sur l’approche à adopter, tout en considérant que nous nous construisons au travers de nos expériences. Le philosophe français Henri Bergson a émis l’idée qu’une société avait besoin de règles communes pour orienter ses relations à l’intérieur du groupe. Mais à quelles « règles » cette théorie s’applique-t-elle?  Ne voit-on pas que, partout sur la planète, de plus en plus de gens dans toutes les sociétés reconnaissent dans les valeurs de vérité et de respect mutuel les règles fondamentales  de toute société?  L’Amour est la source, la racine de ces valeurs: « À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres. » (Jn 13,35), «  l’homme n’est justifié que par la foi en Jésus-Christ et non par les œuvres de la Loi » (Ga 2,16; Rm 3,28). Il me faut donc essayer d’aborder ce cas spécifique en tentant de respecter autant que possible l’enseignement du Maître, me rappelant que «  Unique est celui qui est bon » (Mt 19,17).

La décision de poser tel ou tel acte dans une situation donnée doit tenir compte de la liberté intérieure et fondamentale de tout être humain. Elle sera influencée et déterminée  par son expérience personnelle de ce qui est bien et de ce qui est mal. Et mon intervention dans l’orientation du choix d’une autre personne, ne doit jamais lui faire perdre de vue sa dignité devant Dieu. Mon évaluation de la situation doit tenir compte d’abord de l’intention et de la quête de sens personnelle que recherche cette mère. La personne vivant le cas particulier qui est soumis ici optera nécessairement pour ce qui, selon sa conscience et son vécu, lui paraît bon. Mon intervention doit prendre en compte cet état de fait. Puisque tout être humain est libre et Dieu seul est bon; nous sommes elle et moi incapable d’assurer un choix parfaitement juste et exact devant Dieu, deux fondements de l’enseignement moral de Dieu et du Christ. La qualité de l’amour dont je fais preuve envers mon prochain est déterminante dans la réflexion que nous faisons ensemble.

Cette réflexion doit assurer que la mère peut considérer l’importance et la valeur de la vie des enfants déjà nés et de celui à venir, de l’importance de la croissance physique et psychique de chacun d’eux, dans l’éventualité de son décès. Dans l’élaboration philosophique de ce qu’est un être humain, il est dit que la qualité de présence à l’autre est essentielle à la compréhension de l’unicité de l’autre et de la mienne propre. Cette mère aura à prendre en compte la qualité des rapports familiaux à savoir s’ils sont aptes à favoriser l’épanouissement des autres et d’elle-même. La vérité, c’est qu’on a le droit de se poser ces questions. L’être humain en tant qu’être relationnel créé à l’image de Dieu et déjà sauvé par le Christ, n’a pas dans son propre sacrifice une assurance de salut. Si « l’amour est le plein accomplissement de la loi » (Rm 13,10), il me faut accompagner cette femme dans une attitude qui ne porte pas de jugement sur son choix et se contente d’accueillir ses craintes et ses appréhensions dans une démarche qui cherche à manifester en toute liberté l’Amour compatissant de Dieu pour le monde.

Il n’y a pas dans cette situation particulière d’options évidentes et faciles. Il nous faut regarder ensemble ce qui constitue pour elle son projet de vie. Ces enfants sont-ils seulement une conséquence de ses actes sexuels ou bien des êtres conçus dans l’objectif de donner à Dieu un être nouveau destiné à Son Amour? Si, comme les hédonistes, cette mère a construit sa vie sur le plaisir et la facilité, sa réflexion ne lui posera comme problème que l’inconfort de l’avortement non prévu de l’enfant. Il lui sera difficile sinon, impossible de considérer qui que ce soi d’autre qu’elle-même parce que trop centrer sur les plaisirs de l’existence. Mais il est rare aujourd’hui de voir ce genre de réaction puisque la valeur intrinsèque de la vie humaine est largement reconnue et, de toute manière, une mère qui endosserait ces valeurs ne s’intéresserait pas à l’opinion d’une tierce personne. Elle choisirait, sans approfondir la question, l’avortement dans le seul but de sauver sa vie, sans considérer l’enfant à naître ni même ceux qui sont là.

Il me faudrait chercher avec elle les valeurs qui l’habite, ce qui pour elle est fondamental parce qu’il est dit « Cette foi que tu as, garde la pour toi devant Dieu. Heureux qui ne se juge pas coupable au moment où il se décide. Mais celui qui mange malgré ses doutes est condamné parce qu’il agit sans bonne foi et que tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché » (Rm 14 22,23). Jésus au travers de toutes les mises en garde faite aux scribes et aux pharisiens, nous met en garde, nous, les croyants qui agissent en tant que « spécialistes » des Écritures auprès de ceux qui se sont éloignés des valeurs enseignées par l’Église. Notre excès de confiance dans la justesse de nos convictions comme étant celles de Dieu Lui-même, est plus sujet à causer le mal que le bien.

L’une des difficultés de ce cas réside dans la reconnaissance ou non d’un fœtus en tant qu’être humain, ou à quel stade de développement un fœtus devient-il un être humain? Est-il mal, si c’est un être humain, de mettre un terme à cette grossesse dans les circonstances qui prévalent ici, soit la mort éventuelle de la mère? Il s’agit d’un pré-requis important au jugement susceptible de conduire à poser un acte moral libre. Elle peut aussi opter pour sauver sa vie afin de poursuivre la tâche entreprise avec les enfants déjà présents.  Dépendamment de son expérience de vie et de sa culture elle peut aborder la question en se disant qu’elle n’a pas le choix; elle doit mourir et laisser l’enfant vivre, mais ici, le risque est qu’elle prenne cette décision sans conviction et sans amour. À cela Saint-Paul dit : si je n’ai pas d’amour je ne suis rien, et si cette mère agit dans le doute, on l’a vu plus haut, elle est déjà condamnée.

Elle peut aborder son problème avec le regard de différents courants de pensés qui ont cours aujourd’hui. La mère pourrait opter pour une approche dite de l’ « éthique procédurale », conduisant à un choix déterminé à partir d’un échange où on dégagerait ensemble ce qui constitue ses convictions éthiques et les miennes, dans un dialogue ouvert. Il s’agit d’une approche basée sur la tolérance puisque je dois accepter que mon opinion ne soit peut-être pas celle qui sera retenue. Il est possible avec cette approche qu’une erreur soit commise, puisqu’elle ne se préoccupe pas particulièrement de valeurs morales fondamentales ou d’une métaphysique quelconque. On se contente de vérifier ce qui fait consensus sans à priori d’une éthique ou d’une morale précise parce quelles « brise la règle de la tolérance ». Elle offre tout de même l’opportunité de manifester des valeurs qui nous semblent fondamentales. De cette manière nous pouvons ensemble chercher une réponse à une situation qui va nécessairement, toutefois, engager plus que nous, soit ceux qui n’auront pas voie au chapitre.  Peu importe ce que nous retiendront comme étant le geste juste, il deviendra la « norme à la conscience morale personnelle ».

Elle pourrait choisir le courant « proportionnaliste » élaboré par un père jésuite du nom de Peter Knauer. Il s’agit  d’un courant qui croit que les valeurs morales sont édictées par la raison et la Révélation. Le « proportionnalisme » considère que le bien et le mal sont toujours entremêlés et qu’on peut déterminer ses choix en « pesant » le pour et le contre dans une situation donnée afin de déterminer l’option à retenir. Ce choix obligerait à renoncer à certains biens et à accepter certains maux, considérés comme « pré-moraux » et orienterait le sujet dans son choix d’options. Ainsi, la mère se voit encouragée à réfléchir à ce qui, selon son vécu et ses valeurs, constitue un choix libre et éclairé. Bien sûr, cette approche implique que je n’impose ni mes valeurs ni celle de la société ni même l’interprétation faite du Décalogue par le Magistère. Dans le respect de la pensée proportionnaliste, les adjuvants (la vérité sur la dignité de la personne, le désir d’être heureux, la liberté fondée sur la vérité, l’Amour) doivent prendre en compte l’importance de l’enfant à venir mais aussi ceux présents. Quel est le choix des parents, la mère et le père de l’enfant à naître, pour réaliser leur projet de vie? L’objet de leur choix devrait-il porter sur l’enfant à naître ou sur les autres?  En cernant son projet de vie, la mère sera plus en mesure de faire un choix libre, respectueux et heureux. Le vrai chemin fondamental de tout croyant est de marcher à la rencontre de son Créateur et, autant qu’il lui est possible, d’aider ses frères et sœurs dans cette voie. L’enfant mort dans le sein de sa mère n’est évidemment pas menacé par sa mort à elle. Mais les enfants laissés derrière par la mère recevront-ils cette qualité de présence déterminante dans le rapport à l’autre soulignant leur unicité, cette présence gratuite qui conduit à la rencontre de Dieu? Là est mon défi, comment l’aider à suivre son projet de vie, en acceptant que « ce qui est trop difficile … ne le recherche pas, ce qui est au-dessus de tes forces ne l’examine pas » (Si 3, 21).

Si c’est son désir, je peux l’accompagner dans sa réflexion,  respectant sa liberté de prendre une décision qui soit empreinte de son cheminement à elle. Délibérer, c’est réfléchir en se questionnant sur les conséquences de chacune des options qu’on peut identifier, s’appliquant au cas particulier de cette mère. Je dois tenter de comprendre ce qui motive son choix; est-ce de l’orgueil, de l’indifférence, etc…? L’acte de faire mourir un enfant n’est pas souhaitable, cela va de soi, mais choisir de ne pas accompagner ses enfants déjà nés dans leur croissance vers Dieu et les laisser avec le sentiment que leur mère a préféré les abandonner, eux, n’est pas simple non plus. Pour la mère, la crainte que ces derniers ne perdent leur âme – conséquence de cette blessure – est peut-être encore plus insupportable que sa propre mort (incluant le risque de se perdre elle-même). J’aurais beau retourner cette question dans tous les sens, je reste avec le sentiment que le choix de cette mère est beaucoup trop complexe pour qu’une tierce personne vienne lui faire porter le fardeau de la culpabilité. Regarder ensemble ses convictions et lui offrir mon aide et mon soutien seraient tout ce qu’il me paraît aimant de faire.

Références

-SOCIÉTÉ BIBLIQUE CANADIENNE, Traduction œcuménique de la Bible,                 Montréal, 1992

 

-Note de cours, THL 1002, L’agir chrétien, les fondements

2 réflexions sur « L’avortement – Analyse morale »

  1. Il n’existe pas de cas où l’avortement soient nécessaire aujourd’hui pour sauver la vie de la mère, selon l’association des gynécologues et obstétriciens d’Irlande.
    Et il est toujours possible de référer au principe du double effet. Vouloir sauver la mère, sans vouloir avorter l’enfant, mais ce dernier peut mourir des effets secondaires des traitements. Mais choisir l’avortement comme solution voulue est toujours le choix d’un meurtre et un mauvais choix.

    • Il ne s’agit pas ici de principes, M. Lotche, mais bien d’AVOIR REÇU DE DIEU L’IMMENSE DIGNITÉ QU’EST LA LIBERTÉ DE POUVOIR CHOISIR ET DÉCIDER CE QUI, SELON SA CONSCIENCE, VA DANS LE SENS DU PLUS GRAND AMOUR, c’est à dire: ce qui va apporter le plus grand bien aux êtres qui nous entourent où dont nous sommes responsables. Ce genre de discernement suppose au départ un très grand souci de vérité et un très sérieux exercice de réflexion, beaucoup plus difficile (moins simpliste) que de se contenter de classer certains actes comme toujours bons et d’autres comme toujours mauvais. Mais cet exercice de discernement et de liberté est, seul, vraiment humain, vraiment aimant et digne du don de la liberté que Dieu nous a fait.

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